Une question d'imaginaire

Pour soigner nos paysages et régénérer le vivant : plantons!

· Régénérer,imaginaires,lacher-prise,récits,exercice de pensée

Si je vous dis « bateau », vous imaginez peut-être un paquebot immense, un bolide à moteur, un voilier élancé ou une coquille de noix pour aller à la pêche? C’est certainement la même chose si je vous dis « chaussure », ou « maison »: les mots du langage courant véhiculent toute une symbolique, très ancrée dans la culture, notre contexte, notre pays, etc. En entendant ou en lisant ces mots, notre imagination nous guidera dans un monde qui sera sûrement différent de celui d’une autre personne prise au hasard.

Ce monde de l’imaginaire et du rêve est important, car il permet l’innovation et l’émergence des arts, et c’est un moteur essentiel de l’évolution de nos cultures.

Au contraire, pour limiter la variabilité des imaginaires, on a inventé les livres, les définitions, le dictionnaire, les encyclopédies, la science, les normes, les standards : ces références, ces tiers de confiance, permettent à un moment donné d’arriver à un consensus, un terrain d’entente, jusqu’à-ce qu’une nouvelle définition émerge et fasse à nouveau consensus.

Bien sûr, la même chose est vraie quand vous entendez ou lisez le mot composé « jardin-forêt ». Un jardin entouré de forêt? Le fait que ce mot soit composé augmente encore l’effet sur l’imaginaire, qui combine deux mondes qui sont bien différents dans nos esprits. Pour ne rien faciliter, vous entendrez parfois “forêt-jardin”, “forêt comestible” etc. Que vous évoquent ces mots? Est-ce un jardin-dans une forêt?

Ce qui est sûr, c’est que le monde véhiculé par les jardins-forêts et toutes ses variantes est bien différent de la plupart de nos mondes connus. Ce terme, et les mouvements qui le soutiennent comme la permaculture, l’agroécologie sont des mouvements assez récents et eux aussi véhiculent toutes sortes d’imaginaires et de définitions plus ou moins partagées et stables. Il n’existe pas de définition scientifique du jardin-forêt mais il y a peut-être quelques tentatives de définir les contours de ce mode de culture, cet art de vivre presque, qui s’inspire du modèle le plus stable, complet et riche: la forêt.
Les jardins-forêts sont aussi nombreux et variés que vous pouvez l'imaginer. Voici quelques exemples.

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Photo: le jardin-forêt "jardin-sauvage" (lejardinsauvage.ch) installé dans un ancien verger par Aino Adriaens et sa famille, au pied du Suchet, mélangeant zones potagères et zones ornementales, ce jardin-forêt est très ouvert, c'est un des plus anciens de Suisse. Crédit Photo: Samuel Dépraz 

 

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Photo: le tout jeune jardin-forêt (2 ans) créé par de Hubert de Kalbermatten (jardins-permanents.ch) autour du quartier des "Rives de Bramois" en Valais: cassis, oliviers, mûriers, grenadiers, pommiers, jujubiers, petits fruits, zones rocailleuses, planches potagères, aromatiques, fleurs, indigènes et non-indigènes, tout cohabite et prend du volume. Crédit Photo: Samuel Dépraz

 

Emile van der Staak cueille des chalefs d'automne jaune

Photo: Le restaurateur Emile van der Staak cueille des baies d'éléaganus jaune. Il s'agit d'un des jardins-forêts créés par Wouter van Eck, en Hollande, massivement soutenu par l'état pour créer de nouvelles filières de productions alimentaires. Crédit Photo: bothends.org

 

Pourquoi on parle de jardin-forêt?

Reprenons ce mot composé “jardin-forêt”...

Côté “jardin”: vous imaginez bien un travail de plantations, de semis, de façonnage, d’entretien, de soins prodigués au rythme des saisons, de sélection, etc. Bref, c’est quelque part une façon de contrôler un mouvement naturel et spontané: la succession végétale, qui pousse la majorité des zones naturelles continentales vers la forêt. Ce jardinage est donc un moyen de trouver l’équilibre entre le sauvage, les surprises du vivant et de l’autre côté, la production, le résultat, la nourriture : notre “part du lion” en quelque sorte. C’est bien un des principes clé de la permaculture: “obtenir une production”.

Selon notre besoin de contrôle, cette part de jardinage devra être plus ou moins importante. Et c’est là que votre imaginaire donc votre culture, vos valeurs, votre éducation, joueront un rôle crucial. Souvent, toutes choses étant égales par ailleurs, un jardin peu entretenu sera beaucoup plus riche et diversifié qu’un jardin très entretenu, désherbé régulièrement et nettoyé. Une invitation à lâcher prise, à laisser-faire? Un ode à la tonte différenciée. Commandez un livre sur les plantes sauvages, téléchargez une app de reconnaissance des plantes, une clé de détermination des insectes et observez, c'est plus intéressant que de tondre et tailler.

Côté “forêt”: comme disait Robert Hart, le père anglais des forest-garden dans les années 1960 : "qui arrose et irrigue la forêt?". C'est une évidence: personne. La forêt c'est l'écosystème le plus stable et le plus riche en biomasse sur terre. Comme dit plus haut, la forêt est l’état naturel de la majorité des écosystèmes terrestres, à part les pôles, déserts et steppes. Le cours de l’histoire, l'invention de la scie et du bulldozer ont fait disparaître cette couche protectrice et vivante dans de nombreuses régions du monde, au “profit” de l’accès à l’énergie, à des ressources de bois de construction, permettant l’arrivée de champs de céréales et des vergers, des villes, de la “culture” par opposition à la “nature”. La folie des grandeurs. Ces bouleversements ont façonné nos civilisations, nos systèmes monétaires, nos Etats. Pas étonnant qu’on parle de "blé" ou d’"oseille" en parlant d’argent en argot.

Cette composante forestière du jardin-forêt est pourtant la part cruciale que souvent nos imaginaires ont de la peine à concevoir et à accepter, et ce de façon très inconsciente. Depuis tout petit, on nous assène que le méchant loup vit en forêt, que la forêt est sombre, sauvage justement, avec ce côté mystique parfois: combien d’histoires pour enfants incluent une sorcière qui vit dans la forêt, combien de films d'horreur comportent des scènes en forêt? Nos civilisations modernes occidentales ne savent plus vivre en forêt, avec la forêt, entouré de forêt. On va “en forêt”, comme si on allait prendre un bain, de façon consciente et pour un temps donné.

C’est donc souvent qu’on nous demande si les jardins-forêts ne vont pas à un moment donné “se transformer en forêt”, comme si c’était une fatalité, un risque ou un problème. Mais l’état de jeune forêt est justement ce qui est recherché: on cherche à avoir une diversité de strates, d’espèces, de milieux, de jeux de lumière et un environnement dynamique, ouvert et abondant, un sol de nature forestière riche, vivant et humifère. Et pour garder cet état de jeune forêt, on va jardiner: on va intervenir, couper, tailler, élaguer, perturber le système et le stimuler. Cet effet de perturbation est très important: il permet de ramener du carbone au sol (celui-là même qui est le plus gros contributeur de l'effet de serre!), de protéger le sol, de recréer de nouvelles entrées de lumière et de stimuler la croissance des autres plantes. Vous avez sans doute remarqué la rapidité avec laquelle des friches forestières en bord de route par exemple repoussent. En résumé: la forêt et l’écosystème terrestre le plus stable et résilient qu’on connaisse: à nous de nous en inspirer pour concevoir nos paysages et nos systèmes de culture.

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Photo: En Suisse, la forêt est reléguée à une fonction de protection, de production de bois, de lieu de balade. En plaine, l'agriculture et le minéal dominent. Crédit Photo: Wikipedia

Un exercice de pensée

Pour travailler notre imaginaire au quotidien, on a les récits, les films, le théâtre, les arts, les histoires qu'on se raconte au coin du feu. On peut aussi le faire par la lecture ou les exercices de pensée. Tiens, faisons ensemble un exercice de pensée: imaginez que vous habitez depuis des dizaines d’années avec votre famille et vos amis, comme vos ancêtres, entouré d’un monde de végétation, de verdure, de fleurs, de fruits, de grands arbres et de clairières. Les matériaux de construction de vos bâtiments viennent de la forêt ou du sol aux alentours, votre nourriture provient à 100% de la production du quartier et des forêts voisines de la région: la totalité des farines dont sont composées les crêpes, les galettes et autres plats du quotidien provient d’arbres à noix, ou à fruit à coque de la région, ou de leur feuillage. Pareil pour les fruits séchés, les jus, les pâtes de fruit, les compotes, les boissons pétillantes, etc. Pour produire ces denrées essentielles, des centres de récolte, de transformation, de séchage, de fermentation et de conservation sont répartis un peu partout sur le territoire. Ils produisent aussi des fibres, extraites des végétaux poussant sur le territoire et de l’huile tirée de diverses graines.

Dans ces milieux végétalisés, denses et diversifiés, on trouve des troupeaux de petits animaux, des poules arboricoles, des oies, des moutons, des animaux de travail aussi, etc. qui pâturent en rotation sur des surfaces dédiées et dont on tire certaines productions: laine, oeufs, viande, graisse, engrais, du cuir, etc. Ces animaux sont nourris en partie d’herbages produits sur les surfaces de la région, mais en grande partie de façon autonome, à travers les fruits, feuillages et matières ligneuses disponibles en grande quantités sur les parcelles pâturées du territoire. De nombreux arbres sont régulièrement taillés, pour en extraire du bois, du fourrage, ou d’autres matières valorisées: certains grands arbres sont gardés pour leur bois d'œuvre de grande valeur. Une grande place est faite à la régénération de ces paysages en perpétuelle mutation: phases de croissance, taille, plantations se succèdent. Les techniques évoluent, les méthodes s’adaptent au contexte local: l’expérience se transmet de génération en génération.

Le mode de gouvernance est aussi différent dans ce monde: la gouvernance partagée domine, les décisions sont prises à l’échelle locale, régionale et inter-territoriale, pour assurer la complémentarité des activités au sein des territoires et entre eux. Les conflits sont gérés par des procédures dédiées, les célébrations sont importantes et rythment le quotidien.

Ce monde n’a pas besoin d’engrais de synthèse, ce monde n’a pas besoin de transports rapides: il vit au rythme des saisons et du vivant, la médecine est basée sur une alimentation saine et la connaissance des plantes et des gestes simples. Ce monde s’inscrit dans le temps long, qui s’écoule à travers les générations.

Arrêtons ici l’exercice de pensée.

 

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Photo: Un jardin-forêt mexicain, à quelques km de Mexico. Vous imaginez habiter, vivre et travailler dans un cadre aussi somptueux? Crédit Photo: world landscape architect

 

Comment se rapprocher de ce modèle?

Vous admettez que ce monde est bien différent du nôtre sous bien des aspects. Ce monde existe pourtant, et depuis longtemps: dans certaines régions du monde d’Indonésie, d’Ethiopie, du Mexique et dans certaines régions d'Europe, en particulier Portugal et Espagne : on y vit à ce rythme depuis des générations, de façon réellement durable et de façon simple.

Encore une fois, notre monde citadin “moderne” n’a plus rien à voir, mais on sait à quel prix: les limites planétaires que l’on dépasse chaque année un peu plus en sont les témoins.

La question est donc: malgré les divers imaginaires que ce terme de “jardin-forêt” peut apporter lorsqu’on l’évoque, que peut-on faire aujourd’hui, chez nous, pour se rapprocher du monde d'abondance végétale dans lequel nous avons plongé dans cet exercice de pensée?

Pourrait-on par exemple révégétaliser nos villes et villages, avec une stratégie long-terme, de production locale de fruits, de légumes pérennes, de plantes médicinales? Comment évoluerait notre santé générale, notre bien-être, nos maladies chroniques liées au stress, à l'alimentation trop riche et ultra-transformée, et à la pression que nous inflige le système productiviste?

Pourrait-on développer de nouvelles recettes, de nouveaux goûts, basée sur des produits végétaux, des tubercules variés, des noix et des feuilles récoltées au gré des saisons?

Pourrait-on enseigner aux jeunes générations (et moins jeunes) à identifier les plantes, sauvages et cultivées à tous les stades, à reconnaître des insectes et formes de vie microscopique et de comprendre leur rôle, à savoir comment des animaux de toute taille, des champignons, afin de se reconnecter au vivant?

Pourrait-on ré-inviter le végétal sur nos toitures, le long de nos façades, pour profiter de leur ombre et de leur fraîcheur en été, de leur fruits en automne et de la lumière en hiver, grâce au feuillage caduc?

Chacun.e de nous peut agir aujourd’hui pour changer de cap, aller vers de nouveaux imaginaires. Et nous sommes convaincus, que le végétal y a une grande place et qu’il fait partie de la solution à nos nombreux défis. Merci de nous soutenir et d'oeuvrer à nos côtés pour planter, régénérer et transformer nos imaginaires en actions de terrain!

Bonnes plantations!
Samuel Dépraz


Pour approfondir ce sujet, vous pouvez visiter le site de Robin Greenfield (en anglais), qui porte bien son nom:
https://www.robingreenfield.org/foodforestmovement/ 

Actinidia delciosa, le kiwi, plante généreuse et parfaite pour un ombrage nourricier.